La noia. C’est de l’italien et ça veut dire : l’ennui. C’est aussi le titre d’un célèbre roman d’Alberto Moravia.
Certains font des choses qui moi m’ennuient à mourir. Certains font même la queue pendant une heure et demie pour assister à des concerts que je trouve profondément ennuyeux.
Certains vieux messieurs très distingués se battent même pour obtenir un des sièges très convoités dans cette salle où les concerts sont gratuits tous les mercredis. « Te espero en la salida », a sifflé entre ses dents le perdant, en rejetant sa crinière grise en arrière, altier. Je n’invente rien, j’ai des témoins.
Mais oui j’y étais. Il est possible d’assister à un concert ennuyeux sans trop s’ennuyer.
Je vais te dire comment.
Tu observes les gens. Il n’y a pas que les terrasses de café pour s’amuser de l’étonnante gamme de types humains. Tu profites que la musique, ce soir, ne s’empare justement pas de ton attention, et tu la dédies tout entière à dévisager le monde autour de toi.
Tu passes tout d’abord en revue les musiciens et la cantatrice. Les percussions et le violoncelliste ne méritent aucune attention. Le violoniste par contre est un vrai cabotin d’opéra comique. Magnifique, comme il vibre aux plaintes amoureuses de la laitue qui chante. Il connaît les paroles dégoulinantes par cœur et les prononce avec elle sans émettre de son. Sa bouche s’arrondit, sa tête se penche, ses paupières s’abaissent, son front se plisse et rapproche ses sourcils en accent circonflexe. La grande bringue, au premier plan, lance son chant artificiel par-delà une barrière de dents impressionnantes, bat des cils en direction des cintres, et s’efforce de sourire aussi souvent que le lui permettent les notes trop nombreuses. Je ne lui trouve aucun charme, ni dans son corps, ni dans sa voix. Mais qu’est-ce qu’il a, ce violoniste, à la regarder de cette manière ?
Quand je pense qu’on a attendu soixante-quinze minutes pour assister à cette romance ridicule !
Tu te tournes ensuite vers la salle. Personne n’a ce culot, donc personne ne fait attention à toi. Et là tu constates que les visages, quoique très divers, sont tous tristes, fermés. Les plus heureux – par chance ils sont nombreux – sont profondément endormis. C’est toute la fatigue d’une journée dans une grande ville bruyante qui a pris place, impudique, sur les fauteuils de velours.
Et c’est pour participer à ce divertissement que les gens se battent ?
C’est peut-être bien pour s’ennuyer que les gens s’enferment dans une salle où l’on joue une musique profondément ennuyeuse. S’ennuyer de cet ennui que Moravia dit naître d’une sensation d’absurdité de l’existence. Cet ennui étrange, qui est un faux-semblant de divertissement, car il provoque distraction et oubli.
A la fin de chaque morceau, l’auditoire émanait de sa léthargie pour applaudir à s’en rompre les poignets.
J’y étais. C’était le mercredi 17 octobre. Je vous rapporte ici mes observations.