Interroger la rue

N.B. Depuis hier, une nouvelle page se trouve sur ce blog : les mots du jour. 

Je suis descendue dans ma rue, curieuse de faire de nouvelles connaissances.

Riche idée ! En moins d’une heure j’ai croisé : un révolutionnaire, un alcade, un écrivain, un peintre et un cartographe.

Seul le nom du peintre m’était connu. Et pour cause : toutes les peintures et photos d’hommes seuls face à la violence des fusils font écho à son « El Tres de Mayo 1808 en Madrid« , sa toile la plus célèbre, considérée comme « une des premières oeuvres de l’art dit contemporain ». Voyez « L’exécution de Maximilien » de Manet, ou « La mort d’un milicien » de Robert Capa, ce ne sont que des variations de la toile percutante de Francisco de Goya. Cette oeuvre symbolise désormais les horreurs de la guerre et est constamment reprise, très souvent imitée.

J’ai cherché à savoir qui étaient les autres fantômes croisés dans mon quartier et découvert que Ramon de la Cruz était un homme de lettres dont la route a sans cesse croisé celle de Goya, puisque les deux hommes étaient très amis. Mais le plan de Madrid ne reflète pas cet état de fait : les deux rues en leur honneur courent parallèlement, à distance de trois blocs, sans jamais se rencontrer.

C’est Don Nicolás de Peñalver qui m’a permis de passer de l’un à l’autre. Ce comte a été trois fois maire de Madrid, à la fin du 19e siècle. On a nommé une rue en son honneur afin que reste dans les mémoires son soutien inconditionnel au projet d’ouverture de la Gran Via. Emporté trop tôt par le typhus, l’alcade n’aura même pas assisté à l’inauguration du premier tronçon, en 1924. J’espère au moins qu’il aura bien ri au spectacle de la zarzuela « Gran Via » composée par Federico Chueca. Au début de cette opérette, toutes les rues concernées par le projet se réunissent pour discuter de la naissance prochaine de la prestigieuse artère ! Une oeuvre qui en son temps a attiré un monde fou. Comme aujourd’hui la splendide Gran Via.

Je suis ensuite tombée sur Manuel Becerra. Si un rond-point porte son nom, c’est probablement parce que ce franc-maçon avait des idées révolutionnaires. Elles l’ont envoyé à plusieurs reprises en prison, et même en exil. Pas découragé pour autant, Manuel a attendu que son heure sonne. Son obstination a fini par payer : en 1868 Isabelle II a été chassée du trône, sous prétexte qu’elle menait une vie trop scandaleuse. Dans cette Espagne chaotique de la fin du siècle, des gouvernements instables et variés se sont succédés, mais ont très régulièrement offert à notre libéral un portefeuille de ministre.

Juste avant de rentrer chez moi,  j’ai encore découvert Tomás Lopez, gratifié d’une rue minuscule juste derrière mon immeuble. Je pense que le plus ancien des fantômes croisés au cours de ma promenade aurait approuvé ma manière de reconstruire l’histoire locale au fil des noms glanés dans les rues. Cartographe de profession, il avait été nommé en 1787 « géographe des domaines de sa Majesté » par le grand roi Carlos III. Sa méthode de travailler était pour le moins curieuse : il envoyait des questionnaires aux curés et tâchait de dessiner des cartes du pays sur la base des descriptions et croquis qu’il recevait en retour. Son travail n’a guère convaincu. Tous ses plans de Madrid, en particulier, ont été détruits. De son vivant !

Avoir une rue à son nom !

Moi j’ai appris la semaine dernière que j’ai désormais un tout petit hôtel à mon nom, sur l’île de Cuba. Une histoire étonnante. De passage à Trinidad en 1998, nous y avions rencontré un dentiste incapable de travailler car l’hôpital qui l’employait ne recevait plus d’amalgame depuis des mois. Il nous a invités à dormir chez lui et le lendemain – dénoncé par les voisins – la milice l’a emmené aux petites heures. Afin de lui éviter la prison, nous avons prétendu que nous étions ses amis depuis toujours. Nous sommes repartis, avons échangé quelques cartes postales, puis nous sommes perdus de vue. Le dentiste et sa femme ont fini par nous retrouver, par des chemins très compliqués, pour nous annoncer qu’après notre passage ils avaient décidé de se lancer dans l’hôtellerie et avaient donné mon nom à leur maison, transformée en guesthouse. Gustavo est un cuisinier remarquable !

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