Interroger la rue

N.B. Depuis hier, une nouvelle page se trouve sur ce blog : les mots du jour. 

Je suis descendue dans ma rue, curieuse de faire de nouvelles connaissances.

Riche idée ! En moins d’une heure j’ai croisé : un révolutionnaire, un alcade, un écrivain, un peintre et un cartographe.

Seul le nom du peintre m’était connu. Et pour cause : toutes les peintures et photos d’hommes seuls face à la violence des fusils font écho à son « El Tres de Mayo 1808 en Madrid« , sa toile la plus célèbre, considérée comme « une des premières oeuvres de l’art dit contemporain ». Voyez « L’exécution de Maximilien » de Manet, ou « La mort d’un milicien » de Robert Capa, ce ne sont que des variations de la toile percutante de Francisco de Goya. Cette oeuvre symbolise désormais les horreurs de la guerre et est constamment reprise, très souvent imitée.

J’ai cherché à savoir qui étaient les autres fantômes croisés dans mon quartier et découvert que Ramon de la Cruz était un homme de lettres dont la route a sans cesse croisé celle de Goya, puisque les deux hommes étaient très amis. Mais le plan de Madrid ne reflète pas cet état de fait : les deux rues en leur honneur courent parallèlement, à distance de trois blocs, sans jamais se rencontrer.

C’est Don Nicolás de Peñalver qui m’a permis de passer de l’un à l’autre. Ce comte a été trois fois maire de Madrid, à la fin du 19e siècle. On a nommé une rue en son honneur afin que reste dans les mémoires son soutien inconditionnel au projet d’ouverture de la Gran Via. Emporté trop tôt par le typhus, l’alcade n’aura même pas assisté à l’inauguration du premier tronçon, en 1924. J’espère au moins qu’il aura bien ri au spectacle de la zarzuela « Gran Via » composée par Federico Chueca. Au début de cette opérette, toutes les rues concernées par le projet se réunissent pour discuter de la naissance prochaine de la prestigieuse artère ! Une oeuvre qui en son temps a attiré un monde fou. Comme aujourd’hui la splendide Gran Via.

Je suis ensuite tombée sur Manuel Becerra. Si un rond-point porte son nom, c’est probablement parce que ce franc-maçon avait des idées révolutionnaires. Elles l’ont envoyé à plusieurs reprises en prison, et même en exil. Pas découragé pour autant, Manuel a attendu que son heure sonne. Son obstination a fini par payer : en 1868 Isabelle II a été chassée du trône, sous prétexte qu’elle menait une vie trop scandaleuse. Dans cette Espagne chaotique de la fin du siècle, des gouvernements instables et variés se sont succédés, mais ont très régulièrement offert à notre libéral un portefeuille de ministre.

Juste avant de rentrer chez moi,  j’ai encore découvert Tomás Lopez, gratifié d’une rue minuscule juste derrière mon immeuble. Je pense que le plus ancien des fantômes croisés au cours de ma promenade aurait approuvé ma manière de reconstruire l’histoire locale au fil des noms glanés dans les rues. Cartographe de profession, il avait été nommé en 1787 « géographe des domaines de sa Majesté » par le grand roi Carlos III. Sa méthode de travailler était pour le moins curieuse : il envoyait des questionnaires aux curés et tâchait de dessiner des cartes du pays sur la base des descriptions et croquis qu’il recevait en retour. Son travail n’a guère convaincu. Tous ses plans de Madrid, en particulier, ont été détruits. De son vivant !

Avoir une rue à son nom !

Moi j’ai appris la semaine dernière que j’ai désormais un tout petit hôtel à mon nom, sur l’île de Cuba. Une histoire étonnante. De passage à Trinidad en 1998, nous y avions rencontré un dentiste incapable de travailler car l’hôpital qui l’employait ne recevait plus d’amalgame depuis des mois. Il nous a invités à dormir chez lui et le lendemain – dénoncé par les voisins – la milice l’a emmené aux petites heures. Afin de lui éviter la prison, nous avons prétendu que nous étions ses amis depuis toujours. Nous sommes repartis, avons échangé quelques cartes postales, puis nous sommes perdus de vue. Le dentiste et sa femme ont fini par nous retrouver, par des chemins très compliqués, pour nous annoncer qu’après notre passage ils avaient décidé de se lancer dans l’hôtellerie et avaient donné mon nom à leur maison, transformée en guesthouse. Gustavo est un cuisinier remarquable !

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Petit tour, grandes tours

Comme tout le monde, j’ai lu dans la presse que plusieurs banques espagnoles avaient de très gros problèmes financiers. J’ai lu également dans la « Guía del Ocio », carnet culturel en ligne de Madrid, que la CaixaForum présentait une exposition intitulée « Tours et gratte-ciel. De Babel à Dubai« .

J’aime bien les gratte-ciel. Ne dois-je pas à la hardiesse du roi Nemrod le plaisir de découvrir d’autres cultures, d’autres langues, dispersées sur toute la Terre ? Il paraît que Dieu, pour punir les Hommes qui cherchaient à s’élever jusqu’à Lui, a semé la mésentente entre eux. Pour moi ce n’est qu’une nouvelle preuve que de la confrontation naît la créativité. D’ailleurs Dieu savait dès le Septième Jour que sa Grande Création allait Lui échapper.

Gratte-ciel, c’est un joli mot ne trouvez-vous pas ? Plein d’humour et de poésie. Les constructions élevées vers le ciel cherchent toujours à exprimer la confiance des Hommes. Confiance en Dieu, qui saurait bien voir au pied des cathédrales, ces hommes ayant foi en Lui, et les délivrerait de la mort. Confiance en eux-mêmes aussi, en leur culture, en leur suprématie, en ce qu’ils défendent et qu’ils cherchent à imposer.

Moi je m’amuse à voir dans les tours que dressent les Hommes une image des pénis que les potaches mesurent après la leçon d’éducation physique pour savoir lequel d’entre eux en impose le plus. A San Gimignano, la ville toscane « aux belles tours », les Guelfes – partisans du Pape – et les Gibelins – partisans de l’Empereur – se défiaient au 13e siècle déjà à coup de tours toujours plus nombreuses et plus hautes. Soixante-quinze en tout ! Au 20e siècle, la bataille de la plus haute tour est devenue intercontinentale, et l’effondrement le 11 septembre 2001 des deux sexes géants dressés sur le quartier des affaires de Manhattan a violemment secoué toute la Planète. Action puissamment symbolique qui a insinué que même la plus grande économie du monde pourrait un jour devenir impuissante.

Je suis donc allée voir, avec Kyril, l’exposition sur les gratte-ciel.

Deux heures agréables. Comme point de départ, la Tour de Babel de Breughel l’Ancien, et comme point d’arrivée celle dénommée « Wind », ouragan très impressionnant de l’artiste chinois Du Zhenjun. Entre les deux tours, un historique et des explications techniques, le tout bien illustré. Et une magnifique surprise : la photo « Nuage égaré » du très grand Kertesz.

Mais pour être franche, ce qui m’a vraiment surprise c’est…la CaixaForum. On peut aimer ou pas. On ne peut pas rester indifférent. Cette grande bâtisse de couleur rouille s’élève (au sens premier du terme) au-dessus du sol en entraînant avec elle une ancienne usine d’électricité. Vaisseau volant qui rouille par son sommet, cette architecture des Suisses Herzog et De Meuron est une enveloppe de rêve(s). Celui qui a le courage de se glisser en-dessous découvre le tronc métallique qui soutient l’édifice et permet d’atteindre son coeur par un escalier kaléidoscopique. Il faut ensuite monter jusqu’à la fine dentelle du 5e étage d’où l’on découvre un monde étrangement tamisé.

J’ai été subjuguée. Voilà une Caisse d’Epargne et de Pension catalane qui offre aux Madrilènes un lieu exceptionnel. Suivez le logo de la Caixa : c’est une étoile née de l’imagination poétique de Juan Miró.

Comme quoi des dettes peuvent cacher de très belles choses.

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H est arrivé, hé, hé

Madrid compte un nouveau résident : Heinz s’est présenté ce matin à José Maria, le concierge de notre immeuble : « Hola, me llamo Enrique ». Pas possible ! A quelle vitesse il s’adapte !

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Ambiance

Dimanche en fin de matinée, vacarme assourdissant dans ma rue : slogans scandés, rythmes accentués de coups de sifflets, rotors d’hélicoptères…Je me précipite sur la terrasse, caméra en main : une foule clamant ses revendications a pris possession de la calle Alcalà. Tous, ou presque, sont en blanc – blouses blanches, coiffes blanches – et promènent des banderoles : « La salud ¿a qué precio? ». Mêmes les chiens ont des bandages blancs autour du ventre et préviennent les passants : « Je suis sur le point de mordre ! ». Beaucoup de croix rouges sur tout ce blanc. Du haut de ma terrasse, je suis aux premières loges. Je décide de filmer car je veux L’AMBIANCE.   Y compris le bruits des camions-balai et des aspirateurs qui effacent toutes traces de cette colère hospitalière en fin de cortège…

J’ai déjà un bon titre pour mon petit film.

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Créer du sens

Une photo, au deuxième étage du Musée de l’Elysée de Lausanne, a retenu dimanche 11 novembre mon attention : un tirage original de Jabob Riis, datant de 1888, et intitulé « Repaire de bandits, Mulberry Street ». J’ai remarqué tout d’abord le linge sur des cordes zigzaguant d’une façade à l’autre de la rue et s’amenuisant pour créer la 3e dimension. J’ai observé ensuite deux hommes, au premier plan, visages cachés par l’ombre des chapeaux melon. Puis d’autres hommes, beaucoup d’autres, ont émergé de la brume, aux 2e et 3e plans, aux fenêtres, sur les poches. Tous les regards tournés vers moi. Sentiment de conspiration, de danger. Ce coupe-gorge défendu par des hommes aux aguets et délimité par la lessive des femmes met mal à l’aise. Une atmosphère où la tension est sous-jacente, où l’on se demande ce qui va se produire l’instant d’après, si les hommes vont agresser le photographe, aussi voyeur que moi, pour les avoir surpris devant leurs taudis.

Un instant saisi, figé, et qui révèle au monde « How the other half lives », comment vit l’autre moitié. Un instant rendu éternel par la magie d’une caméra. Une photo prise trente ans avant la naissance d’Elise dont nous avons fêté en juin le 94e anniversaire.

Au sous-sol de ce même musée m’attendait une autre oeuvre qui ne laisse pas indifférent : Freaks, du réalisateur Ted Browning. Ce film-culte porte sans crainte ses 4 x 20 printemps et dérange plus que jamais car les monstres qu’il exhibe ne sont pas le produit d' »effets spéciaux », mais des personnes bien réelles ayant toutes présenté leurs étonnants talents sur des scènes de cirque. Cette oeuvre splendidement inclassable, ce miroir grossissant de la société, révèle ce qu’on préfère ignorer : la monstruosité. Celle des corps et celle des âmes.

Quelle est la valeur d’une vie ? Quelle vie a de la valeur ? Ted Browning pose crûment ces questions dans ce film classé « d’horreur » tellement son sujet nous effraie. Personne ne veut savoir que les monstres existent et que les plus monstrueux ne sont pas  ceux que l’on pense. Une oeuvre qui n’a pas pris une ride bien qu’elle soit née en 1932 déjà, la même année que Francine.

Les oeuvres d’art résistent au temps et savent poser aux générations qui se succèdent les questions vraies et toujours renouvelées : celles qui s’éveillent avec nous chaque matin, celles auxquelles chaque journée, chaque personne, chaque époque, chaque contexte, chaque vie apporte sa réponse, complexe et unique. Copies jamais rendues si la mort n’y met un point final.

Francine et Elise ont toutes deux quitté le tumulte de l’existence. Elles sont de l’autre côté des questions et ne prennent plus part aux nôtres. Plus de grands-mères pour gâter mes enfants, plus de mères ni de belle-mère pour m’écouter. Que des souvenirs, des souvenirs, et des souvenirs.

Et l’écriture pour trouver un sens à ce qui ne semble que chaos. L’écriture, et l’art qui défie le temps.

Quand l’absurde se fait particulièrement menaçant, la présence d’un proche, la parole d’une amie, l’émotion pour une couleur, la puissance d’un parfum, les rires pour un rien, redonnent foi en l’art de vivre.

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Les surprises d’un mardi

« Cerrado los martes ! »

Zut ! J’étais pourtant partie sur les chapeaux de roue, toute contente d’avoir découvert que le Musée d’art contemporain Reina Sofia offrait des approches très originales de sa collection :  des parcours thématiques à faire à son rythme (l’architecture, le féminisme, l’artiste en crise…), grâce à un petit matériel didactique offert.  Ma première visite dans ce grand musée ou j’avais abouti un peu par hasard m’avait enchantée. Cette deuxième visite, pourtant bien préparée, m’a frustrée. J’avais fouillé la veille le site à fond. J’aurais pu jeter un coup d’oeil sur les heures d’ouverture. Fermé le mardi !

Bon, pas grave. La gare d’Atocha se trouvant de l’autre côté de l’avenue, c’était l’occasion de la découvrir. Mais au moment où j’ai atteint le trottoir d’en face, le terrible attentat du 11 mars 2004 m’est revenu en mémoire : dix bombes en différents lieux de la ville, images de trains éventrés. Ce jour-là, à coup sûr, d’autres que moi avaient décidé de traverser le Paseo de la Reine Christine avec comme seul but de découvrir la gare  la plus célèbre d’Espagne et ont découvert…l’abjection du terrorisme. Rappel sidérant que le sort peut être cruel.

La restauration presque terminée de l’ancien hall de la gare a heureusement ressaisi mon attention . Exit les trains, bonjour les palmiers ! Et une légère déception : ce jardin de plantes vertes me faisait nettement moins rêver que des alignées de trains en partance pour l’inconnu. Pourquoi encombrer cette construction magnifiquement restaurée de toute cette verdure ? Elle obstrue le regard et rend difficilement perceptible le bel espace qui que déploie derrière la somptueuse verrière en dentelle de fer. Une envie de jardin d’hiver ? Après le vide, le trou noir du Jeudi 11 mars, les Madrilènes ont peut-être voulu de la nature, du renouveau. Qui sait ? Que sais-je ?

Mon après-midi n’était qu’entamée, j’ai décidé d’aller voir une exposition de photos intitulée « Fotógrafos. La voluntad de contar ». Je venais de lire de la plume du photographe espagnol Eduardo Momeñe (La visión fotográfica page 72-73) qu’une bonne photo nous touche, nous DIT quelque chose, mais qu’aucun objectif autre que RÉALISER UNE BONNE IMAGE ne peut occuper la première place. J’étais curieuse de voir les oeuvres de ces photographes qui ont la volonté de raconter.

Je me suis donc rendue au lieu de l’exposition : l’édifice de la Telefónica, sur la Gran Via. J’ai découvert la librairie au premier étage, l’histoire de la téléphonie au deuxième, des oeuvres au confluent de l’art et des sciences du vivant au troisième, et une splendide collection de tableaux cubistes au quatrième. Mais nulle trace de l’expo que je voulais voir. J’ai parcouru deux fois de haut en bas le très bel arbre-escalier qui relie les quatre étages ouverts au public, mais non, rien. Je me suis informée et on m’a fourni des explications très approximatives motivant la fermeture temporaire de l’exposition qui avait éveillé mon intérêt.

Décidément, une journée qui n’en fait qu’à sa tête ! Mais quelle riche journée ! J’ai même appris que la tour de la Telefónica, inaugurée en 1930, devait être considérée comme le premier gratte-ciel d’Europe.

Pour atteindre Puerta del Sol, j »ai dû plonger dans la foule jaune, noire et germanique qui encombrait la calle Fuencarral. La nuit tombait, je suis rentrée chez moi. J’espérais une nouvelle surprise, mais non : Mezut Özil a sauvé l’honneur du Real en égalisant le score à la 89e minute contre Borussia Dortmund. La ville est calme.

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Mythomanie inquiétante

Ach, Mensch ! Les voyages permettent de passer en diagonale par tous les types humains. Ce soir nous étions attablés devant trois magnifiques bars anciennement sauvages et désormais aux fines herbes. « Je vous conseille le bar, a dit la serveuse, le loup n’est pas sauvage. » Un énergumène tout de muscles fabriqué et chichement habillé d’un mini-short et d’un T-shirt moulant occupait la table à côté de la nôtre. Le géant de 110 kg accaparait l’attention d’une jeune blonde croquante en lui parlant fort et en roulant des yeux furieux: « Ma moto et moi, on fait 360 kg, mais c’est elle qui domine : elle en fait 250 » Il se levait toutes les deux phrases pour poser une question à la serveuse « Ach Madame, c’est quoi les tapas ? », ou pour sortir boire son rosé dans la cour « Ach, il fait trop chaud à l’intérieur », ou  encore pour contrôler si sa moto garée sur le trottoir d’en face n’avait pas bougé de place « Ach, j’ai fait un grand voyage : Leipzig, Dresden, très beau, Nürnberg, encore plus magnifique. » Les autocollants sous lesquels disparaissait sa grosse BMW ainsi que son bonnet de laine à cornes noires-rouges-jaunes prouvaient qu’il était effectivement un vrai Liebhaber de la culture allemande.

Le bar était délicieux mais n’avait aucun mérite, tant notre attention était captée par ce fanfaron d’un genre particulier.

Quand nous avons quitté le restaurant, il était toujours au milieu de la cour et entretenait sa musculature. Sa compagne avait disparu. « So, Sie sind aus Berlin ? », que je lui ai demandé. Il m’a découvert, rayonnant, toutes ses grandes dents et m’a répondu dans un allemand qui n’avait certainement pas grandi en Germanie : « Ja, ja, Berlin meine Stadt, schöne Stadt »

Trop content de découvrir que nous avions quelques atomes crochus avec la culture allemande, il s’est lancé dans un raccourci vertigineux de l’Histoire européenne, partant des Chevaliers teutoniques – ordre auquel il aurait appartenu mais dont il serait sorti voici deux ans – pour aboutir au suicide simulé de Hitler. « Personne ne le sait. Les Anglais, à l’époque, n’ont rien dit. Comme les Américains pour Bin Laden, qui prétendent l’avoir jeté à la mer. Mais moi j’ai grandi dans une famille néo-nazie et mon père m’emmenait tout gamin déjà dans des réunions secrètes. C’était en Espagne, tout près d’ici, juste de l’autre côté de la frontière. J’ai vu de dos un petit homme et quand il s’est retourné, je l’ai tout de suite reconnu, avec sa petite moustache carrée. J’ai demandé qui c’était, mais mon père m’a envoyé jouer avec les autres gosses. Quelques années plus tard, ce salaud m’a renié. Les parents d’Hitler abusaient aussi de lui. Si on m’a désigné chef dans la Légion étrangère, c’est parce que je suis lent à me fâcher. Mais quand la limite est dépassée, je casse vraiment tout. Regardez mes yeux, je ne cligne jamais des yeux. J’ai quitté les Chevaliers quand je me suis converti à l’Islam. Mes hommes me suivent parce qu’ils comprennent qu’en m’obéissant ils sont sur la vraie voie : celle de Dieu. La Légion nous sauvera tous. »

Il a encore ajouté : « Je vous dis tout ça, mais que ça reste entre nous. » Il s’arrêtait à tout moment, reculait ou avançait d’un pas pour contrôler qu’aucune oreille indiscrète ne traînait dans les parages.

Rédigé le samedi 3 novembre, à Banyuls-sur-Mer 
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H Vélocipède

Nous avons loué une petite voiture, et filé vers l’Est à la rencontre de H. C’est à Perpignan que nous l’avons finalement retrouvé, après bien des coups de fil pour faire le point en fin de parcours. « C’est facile, je vous attends tout près du Castillet ».

Mais c’est quoi, le Castillet ?

Nous savons maintenant à quoi ressemble cette ancienne porte de la ville devenue l’emblème de Perpignan et le point de rendez-vous de ses habitants. H pédale depuis 10 jours. Il arrive de Genève et a avalé les 570 km qui séparent la Capitale Calviniste  de la Capitale Catalane sans trop se presser, plus intéressé à voir ce qu’offre le trajet qu’à faire de la vitesse. Il dit avoir croisé des gens particulièrement agréables en Haute-Savoie et adoré l’ambiance que dégage la ville très jeune de Montpellier. Il dit aussi avoir fabriqué beaucoup d’adrénaline entre Sète et Narbonne car la Tramontane s’est levée avec des pointes à 120 km/h, risquant à tout moment de le jeter à l’eau, alors qu’il progressait sur l’étroit chemin entre l’étang de Thau et la Méditerranée. Il a d’ailleurs appris par la presse que deux surfeurs et un gamin à vélo s’en étaient moins bien sorti que lui : disparus tous les trois.

Quand je raconte à Madrid que H a décidé de faire son déménagement Suisse-Espagne à vélo, les gens réagissent bizarrement. Ils croient que je fais une farce, ou que mon mari est un cycliste professionnel, ou que nous sommes une famille de doux-dingues. Dans le Sud, le vélo reste un moyen de locomotion pour pauvres ou éventuellement, notion très moderne,  un équipement sportif. Mais quelle idée de progresser à la mode d’un escargot quand on peut s’offrir une voiture confortable et rapide.

H a obtenu une année sabbatique, douze mois à modeler comme bon lui semble. L’année sabbatique c’est un rêve. Mais c’est également stressant, car c’est un cadeau exceptionnel qu’il ne faut pas gâcher. C’est un peu comme le conte des trois souhaits : que se souhaiter qui ait vraiment du sens ?

Le premier souhait de H est de sentir le temps et l’espace, de savoir que s’il s’établit à Madrid, il est à 1500 km de chez lui, que dans cet espace se déploie un paysage très varié où des gens vivent des destins singuliers. Le mollet qui se tend pour grimper une côte ou les doigts qui se serrent pour freiner de l’autre côté impriment le relief, les odeurs et la température dans le corps du cycliste. Il associe mieux les lieux à leur nom, les gens à leur tempéramment, les régions à leurs spécificités. Arpenter la Terre avec pour seul moyen deux roues et le génie mécanique d’un pédalier, et pour tout moteur son propre corps, donne un étonnant sentiment de liberté.

H est très content d’avoir entamé son année sabbatique en crapahutant sur les routes de France. Pour celles d’Espagne, il se tâte.

A Perpignan il pleuvait. Ah ! le bruit doux de la pluie quand depuis deux mois on ne connaît que le ciel si souvent bleu de Madrid ! A travers les gouttes de pluie, le monde s’enveloppe de mystère, se déforme et se difforme, se divague et se dévaste, pour mieux trouver place dans notre imagination. « J’aime bien la pluie, aujourd’hui »,  a remarqué Kyril à haute voix. Transmission de pensées…

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Promenade dominicale

Ce matin nous avons commencé par nous disputer pour savoir s’il fallait avancer ou reculer notre montre. La rue était déserte, nous avons décidé qu’il n’était que neuf heures, et nous sommes montés dans une rame de la ligne rouge, direction Opéra. En surgissant de terre, nous avons trouvé un froid inhabituel, une lumière tranchante. Et toujours personne. Ah si ! Un groupe de Japonais arrivaient par la droite en suivant leur berger, repérable à un petit étendard jaune et rouge. Ils se sont engouffrés sur la gauche dans un magasin d’articles de luxe. La scène était à nouveau vide. Une feuille d’automne s’est enhardie à la traverser et nous avons pris la direction de la Latina. Nous voulions découvrir le « Mercado del Rastro » qui s’y tient tous les dimanches.

Kyril crevait de faim. Il trouve que je ne fréquente pas suffisamment les restaurants et me le fait sentir par des petites phrases au vinaigre.

Il trouve aussi que je m’arrête trop en route, soupire ou hausse les épaules quand tous les deux pas je prends une photo. Mais quand nous sommes tombés nez à nez avec une dizaine d’énormes taureaux qui descendaient la Calle Mayor, c’est lui qui s’est arrêté. Il a même reculé, certaines scènes de Pampelune vues à la télévision surgissant dans sa mémoire : « Wouah ! Comme ils sont forts ! »

Un défilé ininterrompu. Après les taureaux : des chevaux et leurs gauchos. Par dizaines : hommes, femmes, enfants, habillés des costumes les plus divers, accompagnés de danseuses claquetantes ou de joueurs biniouteux. Mais pourquoi tous ces gens transhumaient-ils par le centre de Madrid ? Nous n’avons pas compris, mais c’était une bonne idée…

Kyril m’a arrachée à ce folklore sans se douter que la place de la Latina m’offrirait, pauvre Kyril, une nouvelle occasion de retarder notre pause déjeuner. Là, c’était les jeunes du quartier qui avaient rassemblé tout un bric-à-brac pour créer un monde utopique où l’on chante les vieilles rengaines révolutionnaires en cultivant son jardin dans des bacs improvisés.

Au Mercado nous avons acheté une casquette en tweed et une jupe couleur pétrol brodée de coquelicots rouges.  Nous avons dépensé 22€ et mangé deux paellas différentes. Celle de Kyril était à l’encre de seiche.

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Moravia life à Madrid

La noia. C’est de l’italien et ça veut dire : l’ennui. C’est aussi le titre d’un célèbre roman d’Alberto Moravia.

Certains font des choses qui moi m’ennuient à mourir. Certains font même la queue pendant une heure et demie pour assister à des concerts que je trouve profondément ennuyeux.

Certains vieux messieurs très distingués se battent même pour obtenir un des sièges très convoités dans cette salle où les concerts sont gratuits tous les mercredis. « Te espero en la salida », a sifflé entre ses dents le perdant, en rejetant sa crinière grise en arrière, altier. Je n’invente rien, j’ai des témoins.

Mais oui j’y étais. Il est possible d’assister à un concert ennuyeux sans trop s’ennuyer.

Je vais te dire comment.

Tu observes les gens. Il n’y a pas que les terrasses de café pour s’amuser de l’étonnante gamme de types humains. Tu profites que la musique, ce soir,  ne s’empare justement pas de ton attention, et tu la dédies tout entière à dévisager le monde autour de toi.

Tu passes tout d’abord en revue les musiciens et la cantatrice. Les percussions et le violoncelliste ne méritent aucune attention. Le violoniste par contre est un vrai cabotin d’opéra comique.  Magnifique, comme il vibre aux plaintes amoureuses de la laitue qui chante. Il connaît les paroles dégoulinantes par cœur et les prononce avec elle sans émettre de son. Sa bouche s’arrondit, sa tête se penche, ses paupières s’abaissent, son front se plisse et rapproche ses sourcils en accent circonflexe. La grande bringue, au premier plan, lance  son chant artificiel par-delà une barrière de dents impressionnantes, bat des cils en direction des cintres, et s’efforce de sourire aussi souvent que le lui permettent les notes trop nombreuses. Je ne lui trouve aucun charme, ni dans son corps, ni dans sa voix. Mais qu’est-ce qu’il a, ce violoniste, à la regarder de cette manière ?

Quand je pense qu’on a attendu soixante-quinze minutes pour assister à cette romance ridicule !

Tu te tournes ensuite vers la salle. Personne n’a ce culot, donc personne ne fait attention à toi. Et là tu constates que les visages, quoique très divers, sont tous tristes, fermés. Les plus heureux – par chance ils sont nombreux –  sont profondément endormis. C’est toute la fatigue d’une journée dans une grande ville bruyante qui a pris place, impudique, sur les fauteuils de velours.

Et c’est pour participer à ce divertissement que les gens se battent ?

C’est peut-être bien pour s’ennuyer que les gens s’enferment dans une salle où l’on joue une musique profondément ennuyeuse. S’ennuyer de cet ennui que Moravia dit naître d’une sensation d’absurdité de l’existence. Cet ennui étrange, qui est un faux-semblant de divertissement, car il provoque distraction et oubli.

A la fin de chaque morceau,  l’auditoire émanait de sa léthargie pour applaudir à s’en rompre les poignets.

J’y étais. C’était le mercredi 17 octobre. Je vous rapporte ici mes observations.

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